On vous connaît en tant que comédienne : qu’est-ce qui vous a poussé à réaliser votre premier long métrage ?
La réalisation de courts métrages et de documentaires m’a donné envie de me confronter à un récit fictionné long. Depuis toujours, j’ai eu envie de raconter des histoires. En devenant comédienne, j’ai découvert comment on fabriquait des films. Cet artisanat qui peut parfois se voir qualifier « d’industrie » m’a fasciné. Sur les plateaux, il y a comme une magie : celle qui consiste à recréer des mondes. Le Paradis des bêtes m’habitait depuis longtemps. J’avais d’ailleurs déjà abordé la violence familiale dans mon court métrage, Notre Père. Qu’est-ce qui vous tenait à cœur dans le traitement de ce sujet douloureux ? Appartenant à une génération massivement confrontée au divorce, je voulais rendre le point de vue de l’enfant pris au cœur de cette tourmente. Ici, ils sont deux. Quels rôles vont-ils y jouer ? Comment aimer ses parents quand l’amour qui unit ces derniers est devenu imperceptible et que la tendresse a revêtu un masque de chaos ? Comment aimer l’un sans trahir l’autre ? En effet, les enfants sont souvent confrontés à de douloureux choix de Sophie inversés. Je voulais tenter de répondre à ces interrogations en réalisant un conte réaliste. Qu’entendez vous par conte réaliste? Réaliste parce qu’il envisage une famille dans un moment critique, dans les affres d’une séparation. Il me fallait décortiquer les derniers instants d’une famille avant son implosion et puis aller avec elle jusqu’au bout : au point de non retour. Réaliste aussi, parce que cette histoire s’inscrit dans un milieu social précis : celui de commerçants provinciaux. Je voulais dépeindre ce milieu où les humanités étouffent. Je voulais donner à voir les sentiments qui (dés)unissent les membres de cette famille, laisser apparaître le mal-être de ceux qui font souffrir, comme de ceux qui souffrent. Ne pas porter de jugement car il est avant tout question d’amour. Mais le film est également un conte parce qu’il porte en lui une part importante de fantaisie liée aux personnalités des enfants, et plus particulièrement à celle de Clarisse. Il s’articule autour de ce qui attire le regard de la petite fille : spectacles, tours de magie, façonnage de créatures imaginaires, ombres chinoises, jeux, etc. qui sont autant de moments ludiques, drôles, comme autant de bouffées d’oxygène. Cependant, à maintes reprises, cet univers aux couleurs chatoyantes s’assombrit pour céder le pas à un théâtre d’ombres qui se referme sur les enfants, pour mieux les encercler. Le conte est encore là : expression enfantine d’angoisses sourdes et primaires, de celles qui nous construisent. La maison d’Annecy et l’hôtel en Suisse ne sont que des cages dorées aussi effrayantes que la maison de pain d’épice du conte de Grimm. Quant aux adultes, ils sont souvent vus comme des êtres fantasmés, au milieu desquels le père se dresse telle une figure de proue. Pourtant, dans le film, tout n’est pas montré du point de vue de l’enfant. Pourquoi ? C’est un vrai choix, en partie parce que je trouve très étouffants, voir anxiogènes, les films entièrement vus à travers les yeux d’un protagoniste. Et c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit d’enfants. On a tendance à privilégier le point de vue unique, or il est possible de multiplier les regards dans un récit qui lui reste bien centré. Dans la mesure où je ne voulais porter aucun jugement sur mes personnages, je trouvais important de m’arrêter sur chacun d’eux pour tenter de rendre leur humanité. C’était aussi essentiel pour montrer l’histoire d’amour qui se joue entre ce père et sa petite fille. Effectivement, au-delà de l’amour des « grands », se cache une autre relation complexe, tendue et touchante, celle de Clarisse et son père. La petite fille plante son regard sombre sur les agissements de son père. Comment aimer un père infidèle qui brutalise sa mère ? Comment aimer un père qui vous aime de façon si égoïste qu’il en devient monstrueux ? Pourtant, malgré tout, il n’a pas que des défauts. Les paradoxes sont là, les sentiments toujours plus troubles qu’ils n’y paraissent. Alors, parfois il la fait rire, parfois elle ne peut s’empêcher de l’admirer sans savoir pourquoi. Et puis, à dix ans, on ne peut pas passer son temps à haïr, on n’a ni la force, ni le cœur fait pour ça... C’est un lien du sang qui voudrait être brisé. En vain. Pour autant, vous ne tombez jamais dans la psychologisation à outrance... Je ne voulais donner aucune explication, en l’occurrence sur le passé de Dominique et de sa sœur. Les indices, les clés sont là, comme par exemple, les prénoms de Dominique et Stéphane, deux prénoms unisexes. Les spectateurs sont bien assez intelligents pour les trouver tout seuls les bouts manquants ! Le film flirte avec le genre sans jamais l’emprunter totalement : comment avez-vous travaillé cet équilibre à l’écriture du scénario ? Le film commence effectivement comme une chronique familiale qui se dérègle jusqu’au point de non retour, pour flirter oui, avec le thriller. L’idée était de détourner les codes habituels du genre pour les mettre entre les mains des membres de la famille et en l’occurrence, celles de Clarisse. La montagne joue un rôle essentiel dans le film... La montagne, les décors en général, sont pour moi capitaux. Je les ressens comme des personnages à part entière. La montagne illustre parfaitement la dualité propre au film : c’est à la fois un décor féérique et une source d’isolement total, un véritable étau. A l’image du père - séduisant, charismatique, et la seconde suivante, terrifiant - la montagne est magnifique et dangereuse. On devine aussi beaucoup de soin dans votre traitement de la lumière... Avec mon chef opérateur, nous avons beaucoup travaillé à partir de reproductions de tableaux et de photographies. En évoquant le conte, il n’y a pas lieu pour moi de basculer vers un onirisme naïf. Je voulais donner à voir un étrange monde hyperréaliste où les comportements sociétaux sont mis en exergue. Parmi les scènes les plus réalistes du film, on est particulièrement marqué par la brutalité des explosions de violence : comment avez-vous abordé ces scènes, que l’on devine délicates à tourner ? Je voulais regarder frontalement cette violence. Les acteurs que j’avais choisis partageaient ce désir. Courageux, ils ont affronté la « bête ». Au vu de notre budget limité, le temps s’est révélé notre principal ennemi : il a par exemple fallu tourner la scène de la cuisine en un plan unique et une prise unique. Tout reposait donc sur l’engagement des comédiens. Nous étions en confiance. Ils savaient que je comprenais leur peur, grâce à mes expériences de comédienne. Nous ne désirions pas intellectualiser ces situations douloureuses. Je les avais choisi car j’avais senti chez eux une part animale, quelque chose d’instinctif. Avez-vous beaucoup répété avec eux ? Non. La plupart du temps, les répétitions étaient bannies car nous travaillions avec des enfants. Avec les enfants, les répétitions se révèlent souvent mortelles car elles tuent leur spontanéité. Il faut avancer autrement. Comment avez vous abordé les scènes de violence avec eux ? Il ne s’agissait évidemment pas de les traumatiser en « les bousculant mentalement », en faisant appel à leurs souvenirs douloureux. Très vite, j’ai découvert que leur imaginaire vagabondait, s’échauffait volontiers sur les monstres de leurs cauchemars ou sur leurs héros préférés. Pour la séquence de course-poursuite dans les bois, ils s’imaginaient tantôt dans un James Bond, tantôt poursuivis par Dark Vador. Nous sommes loin de la situation (même s’ils connaissaient toujours les enjeux véritables de la scène), mais nous sommes dans le jeu véritable. Celui de tous les gosses du monde qui jouent aux cow boys et aux indiens et qui y croient. Stefano Cassetti avait été choisi par Cédric Kahn dans Roberto Succo pour sa « violence retenue ». Est-ce également ce qui vous a convaincu chez lui ? Non, très rapidement, j’ai été frappée par son extrême douceur et sa gentillesse. A tel point que je me suis demandée comment il allait réussir à être agressif pour les besoins du film ! Mais il a une capacité étonnante à brutalement se transformer. Il me fallait trouver un visage fascinant pour incarner Dominique. Un homme capable de vibrer comme mon héros, passant avec la même intensité dramatique, du comique au tragique. Dominique met en scène son existence avec une frénésie romanesque et destructrice. Stefano était donc pour moi le personnage. J’ai décidé de passer outre certains préjugés relatifs à un machisme italien encore en vigueur dans certains esprits. Et Géraldine Pailhas ? C’est une actrice extrêmement juste, un vrai Stradivarius. J’avais néanmoins envie de repousser certaines de ses limites. Je ne l’ai pas forcée, elle avait aussi envie de continuer « d’explorer ». En acceptant le rôle, Géraldine a eu envie de dépasser le côté spectral et fantomatique du personnage. Elle ne voulait surtout pas faire de Cathy une victime, parce qu’elle voulait rendre aux femmes battues une certaine forme de dignité. Si Cathy avance à tâtons dans la vie, c’est parce que l’on ne lui a pas donné les armes pour se construire, mais voila qu’arrive enfin le jour où elle ose se libérer. Au point de ne pas faire appel à la police quand elle découvre où se cache son mari... Effectivement, la justice est totalement absente de mon film, parce qu’elle me semble souvent absente dans le cadre de la violence familiale. Les policiers que j’ai consultés pour le film ont été très clairs : à partir du moment où un père s’enfuit à l’étranger avec ses enfants, il est très difficile de les retrouver. Il n’y a plus de place pour la justice. Le choix de Muriel Robin correspond-t-il de votre part à une volonté de contre-emploi ? En tant que comédienne, j’avais effectivement envie de proposer des partitions susceptibles d’intéresser les acteurs. Depuis que je suis gamine, Muriel me fascine. J’admire sa capacité à faire rire des milliers de gens, la force de son écriture. Et puis j’avais envie de mélanger les familles d’acteurs, de sortir des niches habituelles. J’avais envie de partir dans cette aventure avec des gens téméraires et généreux. Muriel est faite de ce bois là. Qu’aimeriez-vous que les spectateurs retiennent de votre film ? Mon but était de traiter un sujet douloureux qui touche un grand nombre de famille sans laisser de côté mon désir, celui de faire de cette histoire familiale un récit piquant, une aventure initiatique, empreinte d’onirisme. Le film est à l’image du regard de Clarisse : contrasté, plein de fantaisie, puis soudain implacable. J’ai voulu peindre, un cheminement qui conduit de la haine aux prémices du pardon. Il y a l’esquisse, la renaissance d’une possible tendresse : celle d’une enfant pour son père. En dépit d’une certaine dureté, se trouve l’espoir de ceux qui après avoir touché le fond, se métamorphosent et renaissent de leurs cendres. |